On remarque que les cours de chinois mettent davantage l’accent sur les exercices écrits. C’est assez troublant quand on sait que la majorité des gens se mettent au mandarin dans l’espoir d’avoir une conversation et donc d’être capable d’improviser en chinois à l’oral.
L’écriture chinoise est complexe et il y a beaucoup à apprendre, il faut y consacrer plus de temps, c’est certain. Cependant, la raison n’est peut-être pas l’existence des sinogrammes. En effet, si on regarde de plus près comment sont enseignées les autres langues en Occident, on s’aperçoit que la majorité des cours sont basés sur les exercices traditionnels de grammaire/traduction sur table.
Parallèlement en Chine, j’ai été très souvent témoin d’écoliers ou d’étudiants chinois qui révisaient toutes matières confondues à haute voix, et encore plus les langues étrangères. Certains même mémorisaient par cœur des paragraphes entiers qu’ils récitaient.
Est-ce que c’est parce que les Chinois sont plus disciplinés que nous ?
Est-ce une habitude culturelle ?
Ou est-ce qu’il y a d’autres raisons qui se cachent derrière ça ?
Le besoin défie la logique
Dans mon apprentissage du chinois, quand je suis arrivé en Chine, très vite, j’ai ressenti le besoin d’apprendre par cœur alors que je n’ai jamais eu cette envie durant mes 4 ans au département de chinois en France. Et pas n’importe quel par cœur. Pas juste une petite liste de vocabulaire ou des cartes mémoires/flashcards… Non ! Le bon vieux par cœur où vous devez apprendre un paragraphe ou une page entière mot à mot et le connaître sur le bout des doigts. Oui, tout à fait le genre d’exercice pénible et répétitif qu’on déteste tous car très peu ludique. Et pourtant, c’est ça que j’avais envie de faire.
À ma grande surprise, cet entraînement m’a été d’une aide précieuse.
Quand on réfléchit, connaître la mécanique de la langue permet de former toutes les phrases qu’on veut, c’est clairement plus utile. Comme disait Montaigne : « il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine »… les exercices de grammaire partent de cette logique, pourtant ils n’ont pas eu le même impact sur moi.
Force est de constater que les Chinois eux-mêmes, quand ils étudient leur langue, font beaucoup usage du par cœur.
Est-ce que l’apprentissage par cœur permettrait de forger certaines compétences que d’autres exercices ne peuvent pas ?
Les exercices oubliés
Quand nous étions enfants à l’école primaire, nous avions des poésies à apprendre. Et d’ailleurs, on n’en a pas appris qu’une ou deux, on en a appris plein. Pour ma part, tous les vendredis, on avait une poésie à réciter à la maîtresse devant tout le monde.
Donc même dans notre langue natale qui n’est pas le chinois, on a eu des exercices de par cœur dans les petites classes aussi.
Mais ce par cœur, qu’est-ce qu’il nous a apporté ?
Les exercices de par cœur, avec les chants, les comptines, les poésies, parmi bien d’autres, ce sont des exercices pour former la parole. Et former la parole ça inclut 2 choses :
1.Former l’appareil phonatoire
Former les muscles de la bouche, les cordes vocales, la langue, la prononciation, les intonations, le rythme, bref : tout !
Sachant que nous utilisons l’air de nos poumons pour faire vibrer nos cordes vocales et produire des sons, nous fonctionnons comme des instruments de musique à vent. Une flûte ou un saxophone fait bien passer de l’air dans le corps de l’instrument pour générer un son. Nous sommes comme des flûtes géantes (si vous me permettez l’image).
Ainsi les comptines, poésies, virelangue, etc., permettent d’apprendre à former et maîtriser l’instrument que nous sommes. Ce qui est équivalent à faire des gammes au piano ou tout autre instrument de musique.
2.Acquérir le lexique et les structures
Apprendre par cœur des textes est profitable, et ce pour plusieurs raisons :
– cela aide à améliorer et entretenir notre mémoire en stockant les informations et en les rappelant. Donc, gym cérébrale gratuite !
– cela nous permet d’apprendre du vocabulaire, les combinaisons verbe + objet spécifique (les 搭配 super utile en chinois !!!)
– tout en nous familiarisant avec la culture, les rituels de politesse, et d’autres éléments liés au contexte et au temps.
– cela développe l’intuition de la langue et une meilleure perception des structures grammaticales. Car à force de rencontrer les mêmes structures, elles commencent à devenir redondantes, alors qu’on ne les utilise même pas nous-mêmes. Mais à force de répétition orale, on commence à les incorporer dans notre discours et même à l’écrit. C’est l’exemple typique des apprenants de niveau HSK 5 ou 6 mais qui s’expriment comme des apprenants de niveau HSK 3. Ce qui veut dire que dans le meilleur des cas, ils peuvent passivement reconnaître du vocabulaire et des structures de niveau avancé, mais quand ils doivent être actifs, en s’exprimant à l’oral ou à l’écrit, ils peuvent dire leurs besoins immédiats mais pas encore exprimer une opinion. Quand on passe par la mémorisation de dialogues ou de textes entiers, on commence à identifier des constructions très utiles comme :
为你提供 。。。。 “ça va te fournir, ça va te donner, ça va te faire … ”
对你有。。。(好处,帮助,etc…) “ça te sert, c’est bien pour toi, etc …‘’
C’est typiquement le genre de structure modèle, où une fois que vous l’avez acquise, vous pouvez exprimer un million de choses, il vous faut juste du vocabulaire.
Que nous dit l’anthropologie ?
L’anthropologie nous révèle des choses très intéressantes : dans le monde entier, dans toutes les cultures, il y a toujours eu des chansons et des langues. Les chansons et les langues sont des activités typiquement humaines, et devinez quoi ?
On les apprend en les mémorisant, gratuitement, même aujourd’hui. Comment ça se passe ? En imitant !
Les enfants passent des années à essayer de reproduire ce que font les adultes, en ajustant petit à petit. Et les adultes, eux aussi, comparent comment s’expriment les enfants avec leur propre expression. Que ce soit pour parler ou pour chanter, cette sorte d’apprentissage en commun et par imitation, ça se répète à chaque nouvelle génération, parce que rien n’est acquis d’avance.
Maintenant, quand on est conscient de cet apprentissage, par exemple quand on essaie d’apprendre une deuxième langue, comme le chinois (au hasard :)), l’imitation et la répétition devraient toujours avoir leur place. Car il y a une chose qu’il faudrait avoir conscience, c’est que les livres de grammaire et les dictionnaires sont des outils d’aide à l’appropriation de la langue écrite, pas de la langue orale.
D’ailleurs en France, les changements dans les familles d’aujourd’hui font que ça devient un peu moins facile d’apprendre à bien parler. Les échanges au sein des familles d’autrefois où se transmettaient beaucoup de choses par l’oral, ont beaucoup disparu avec tout le monde devant les écrans. Alors maintenant les enjeux de l’éducation nationale c’est d’intégrer ça dans les écoles, surtout à l’école primaire. » (cf. Rey et al., 2013, si vous voulez creuser un peu plus). C’est vous dire l’importance de ces pratiques orales.
Que nous disent les sciences cognitives ?
L’oral appuie sur des mécanismes particuliers dans notre cerveau qui vont augmenter l’acquisition d’une langue dans sa globalité. C’est-à-dire même les domaines qui ne sont pas associés à la production des sons vont être améliorés. Cela inclut l’écriture, la lecture et même la mémoire !!!
Cependant, tous les exercices ne sont pas égaux et certains sont même incontournables alors qu’ils ont été négligés dans l’apprentissage du chinois pour les non natifs.
Par cœur , improviser en chinois et… des oiseaux ?
Pour mieux comprendre ce phénomène, on va faire un détour chez nos amis les animaux en particulier les oiseaux chanteurs.
Oui, car ce qu’on peut découvrir sur la façon dont ils apprennent à chanter, ça nous aide à comprendre comment nous on apprend à parler.
Est-ce que vous savez que des études chez les oiseaux chanteurs ont révélé qu’ils émettent des sons en expirant de l’air comme les humains et qu’ils apprennent à chanter par imitation. Comme chez nous.
Les oiseaux apprennent en écoutant et en imitant, leur processus se fait en 3 étapes : d’abord, ils écoutent beaucoup (étape d’exposition), puis ils essaient de reproduire les sons (étape d’essai), et enfin, ils les perfectionnent (étape de cristallisation). Si les futurs chanteurs deviennent sourds à la 2ème étape, ils ne pourront jamais chanter correctement par la suite.
Mais attention, le plus spectaculaire c’est maintenant : les improvisations sont nombreuses MAIS ne se réalisent qu’après la période de cristallisation. Tout comme en Jazz, les musiciens ne peuvent commencer à improviser que seulement après la maîtrise d’un savoir-faire technique.
Sachant que les humains fonctionnent par imitation, nous avons aussi besoin de matériaux de base pour nos propres compositions. Autrement dit, il faut en passer par l’imitation et le par cœur, pour seulement ensuite se permettre d’être créatif et produire ses propres phrases.
D’ailleurs en danse et dans les arts martiaux, pour improviser on a besoin de ces mêmes conditions préalables.
Comment l’adapter pour améliorer notre chinois
Quand j’étais débutant, ce qui a marché pour moi c’était de prendre les dialogues des manuels qu’on avait et de les apprendre par cœur.
À un niveau avancé, je sélectionne un paragraphe sur un sujet qui m’intéresse depuis n’importe quelle source : livre, internet, transcription d’une vidéo ou d’un podcast ou même préparer un paragraphe que j’ai fait moi-même et demander à des amis chinois qu’ils me le traduisent. Puis d’en extraire 3 choses :
– le nouveau vocabulaire
– les verbes et leur complément ensemble
– les structures grammaticales
Une fois que vous avez bien maîtrisé ces 3 aspects, vous êtes prêt pour apprendre le paragraphe par cœur. Ça sera déjà beaucoup et peut vous prendre jusqu’à deux à trois séances d’études déjà.
Rey Véronique et al, Voix et gestes professionnels, Éditions Retz, 2017